Ta soeur était anéantie

Le 15 Juin 1918

Mon tout petiot chéri,

J’ai reçu ce matin ta mignonne lette du 13 me donnant ta nouvelle adresse. J’en suis bien contente car j’espère qu’à présent mes lettres te parviendront bien vite et que mon Loul ne restera plus une éternité sans nouvelles de sa gosse.

Je suis heureuse de voir que l’on t’a bien reçu à ta nouvelle escadrille. Je souhaite de tout mon coeur que tu y sois bien et que tu n’aies plus d’ennuis comme dans la précédente. Je commence à me faire un peu à l’idée que tu es dans le bombardement. Tu parais si content de ce changement, que je ne peux pas faire autrement que de partager ton contentement. Je me rappelle lorsque tu es passé dans la chasse. J’ai éprouvé les mêmes inquiétudes. Je ne vivais plus. Puis petit à petit, je m’y suis faite. Je pense qu’il en sera de même pour le bombardement.

J’ai vu Suzanne hier chez Loulou. Elle m’a un peu rassuré. Elle prétend que cela n’est pas plus dangereux que la chasse, plutôt moins, car ce sont les avions de chasse qui vous protègent et qui se battent lorsque vous rencontrez des boches. Je ne demande pas mieux que de la croire, et j’espère qu’elle dit vrai.

Seras-tu bombardier de jour ou de nuit ? D’après ce que je crois me rappeler, tu dois préférer la nuit.

N’ayant pas reçu de nouvelles depuis longtemps, tu n’as pas dû encore apprendre la triste nouvelle. Ta pauvre grand’ mère n’est plus. Je t’avais envoyé une dépêche Lundi pour t’annoncer ce malheur, mais elle n’a pas dû te parvenir. Elle est morte Dimanche soir à 11h et on l’a enterré Mercredi à midi.

Cette pauvre femme n’a pas souffert heureusement. Elle ne s’est pas vue mourir non plus. Elle s’est éteinte petit à petit, après quelques jours de mieux. Nous étions loin de nous attendre à ce triste dénouement, aussi sa mort nous a beaucoup frappés. On peut dire qu’elle a été vivement partie. Je ne peux encore me faire à l’idée que je ne la reverrai plus. Etre en si bonne santé et s’en aller comme ça, brusquement, est encore plus pénible.

J’ai beaucoup de chagrin car je m’étais bien attachée à elle. Elle avait été toujours très gentille pour moi et me considérait tout à fait comme sa petite fille. Pauvre femme, elle ne nous aura pas vu mariés. Je me souviens la dernière fois qu’elle m’a vue et qu’elle était encore lucide, elle s’est empressée de me demander de vos nouvelles. Justement, je n’en avais pas, aussi elle était consternée. Je lui ai dit qu’il ne fallait pas qu’elle s’inquiète, que c’était général, que personne n’en avait. Alors elle m’a dit : “Embrassez bien Lucien pour moi.” Et ma foi, ce sont les dernières paroles qu’elle m’ait dites.

Depuis, lorsque j’y suis retournée, elle ne me reconnaissait plus. La dernière fois que je l’ai vue, c’est Dimanche à 6h. Elle n’avait pas ouvert les yeux depuis le matin. A 11h, elle n’y était plus. Pauvre femme, elle n’aura pas revu ses petits-fils et c’est cela qui nous peine tous. Nous avons bien pensé à vous. Et combien serait votre chagrin lorsque vous apprendrez ce grand malheur.

Pauvre Loul, tu seras encore plus surpris dans mes dernières lettres, celles que tu as reçu avant tous ces changements. Je te disais que ça allait mieux. Suzanne s’en veut aussi beaucoup de vous avoir écrit sur un mandat télégraphique que ça allait mieux aussi. Pourtant, elle ne pouvait prévoir ce qui allait arriver. Cette pauvre Suzanne a pourtant fait au dessus de ses forces, elle n’a pas à s’en vouloir. Elle avait beaucoup veillé, aussi voilà que le jour de l’enterrement, elle a été très malade.

Elle avait mal au coeur, mal à la tête. Enfin, elle était anéantie. A l’église, on a même été obligés de la faire sortir. Eh bien elle n’a pas voulu monter en voiture. Elle a marché jusqu’au cimetière, je ne sais comment vu l’état où elle était. Elle disait que comme vous n’étiez pas là, elle était la seule petite fille à conduire sa grand’mère au cimetière. Qu’aussi, elle voulait tenir votre place à tous trois et qu’elle irait jusqu’au bout.

Elle a fait preuve de beaucoup d’énergie, je sais que pour ma part, je l’ai admiré. Aussitôt rentrée, elle a été obligée de se coucher. Il a même fallu que Loulou la déshabille tant elle était mal. Heureusement, son indisposition a été de courte durée. Après une bonne nuit, ça a été tout à fait mieux. Maintenant, elle va tout à fait bien. Dire que je me suis proposée à veiller une nuit, à ta place, eh bien elle n’a pas voulu. Sous prétexte que j’étais fatiguée. J’ai eu beau la supplier, que cela te ferait plaisir. Elle n’a pas voulu. Si elle m’avait écouté, elle n’aurait pas été si malade le jour de l’enterrement. Ce sont de bien tristes moments à passer.

Tu vas certainement mon petit Loul recevoir une lettre de chez toi te donnant beaucoup de détails. Ta maman  a dû déjà te l’écrire, mais à la Spad 15. Aussi, tu ne recevras pas encore sa lettre. C’est pour ça que je te l’écris une seconde fois.

Je te remercie mon Loul chéri d’avoir pensé à mon anniversaire et à ma fête. Je te remercie aussi des millions de baisers et de caresses. Hélas ! Comme tu dis, je les ai trouvé bien fades. Comme j’aurais voulu avoir mon Loul près de moi pour cette occasion. Mes 20 ans ont été bien tristes. J’ai eu le cafard toute la journée. Enfin, j’espère qu’ils se finiront mieux et qu’au prochain anniversaire, j’aurai mon petit chéri près de moi.

En espérant que tu es toujours en bonne santé, je te quitte mon petit Loul adoré en t’envoyant les plus tendres câlineries et les plus douces cerises de ta petite gosse qui pense sans cesse à toi,

Mino

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