Ma chambre tourne le dos au canon

Le 16 Avril 1918

Mon mignon Loul Aimé,

J’ai reçu ce matin ta mignonne lettre du 14. Je suis heureuse de te savoir toujours en bonne santé. Je croyais en recevoir deux, car il me manque celle du 13. Enfin, je la recevrai peut-être un de ces jours-ci. Il me manque toujours ta lettre du 2, je ne l’ai pas encore reçue. Je crois que celle-là est bien perdue !

Marie-Louise est partie hier soir, je n’ai pas pu aller l’accompagner jusqu’à la gare, son train étant à 8h57. Cela m’aurait fait rentrer trop tard et mon père n’aurait pas été tranquille avec Bertha. Je l’ai quitté vers 6h. A cette heure-là, tous ses paquets étaient faits. Elle n’avait plus qu’à dîner et à partir vers 7h afin d’avoir une place assise.

Quel cafard elle va avoir ! Ce matin, je reçois une dépêche pour elle. Comme elle est partie, je me suis permise de l’ouvrir. C’était Espierre qui lui donnait rendez-vous pour aujourd’hui, déjeuner chez lui. La dépêche était d’hier au soir. Il est donc arrivé avant qu’elle parte. J’étais bien embarrassée. Je ne savais quoi faire avec cette dépêche. La renvoyer à Marie-Louise, il ne fallait pas y songer, vu qu’elle n’arrive que tantôt au terme de son voyage. Laisser Espierre l’attendre, ce n’était pas chic de ma part.

Je me suis décidée à lui téléphoner afin de le prévenir que Marie-Louise était partie. Ce n’est pas lui qui m’a répondu. Il venait justement de sortir. C’est une dame charmante. Nous avons bavardé ensemble un bon moment, elle m’a dit qu’elle regrettait beaucoup que Marie-Louise ait quitté Paris. Qu’elle allait faire ma petite commission au Comte (Elle n’avait pas l’air si ennuyée que ça, car elle riait beaucoup). Qu’il repartirait demain matin. Je vois la tête de Marie-Louise lorsqu’elle va savoir ça. Si elle va s’en vouloir d’avoir quitté Paris si précipitamment. On aurait dit que je le sentais. Je lui disais encore hier après-midi : “Et si Espierre vient pour 24 heures ? Comment feras-tu si loin de Paris ?” “Il m’enverra une dépêche et je serai bien vite rentrée.” Pauvre Marie-Louise ! La dépêche est bien arrivée, mais hélas, pas à elle, mais à moi. Ce qui n’a pas fait tout à fait la même chose. Enfin, c’est un bien petit malheur, à côté de ce qui se passe en ce moment. S’il n’y en avait que des comme ça, ça pourrait aller.

Cette nuit, nous avons eu un petit air de “pétasson”. Bertha nous a envoyé encore quelques dragées. Cinq paraît-il. Moi, je n’en ai entendu que trois, et je me suis rendormie. Je n’ai même pas eu le courage d’allumer une allumette pour voir l’heure qu’il était.

Ce matin, le quartier est un peu en émoi. Cela fait deux fois que nous sommes bombardés de nuit et à chaque fois, le quartier a été atteint. Ce qui n’était pas encore arrivé. Dans la nuit de Samedi à Dimanche, un obus est tombé rue de Lyon, près de la gare, blessant 2 chevaux et démolissant un mur. J’ai été voir. C’est insignifiant. Cette nuit, c’est tombé faubourg St-Antoine, près de la Nation. Je n’ai pas eu la curiosité d’aller jusqu’à là. D’ailleurs, c’est assez loin d’ici. Moi, cela ne me dérange pas. La maison n’est pas exposée dans la direction du tir. Ma chambre y tourne le dos.

excelsior 17-04-18
La chambre de Germaine étant exposée Nord-Est, sans vis-à-vis, elle est justement exposée aux tirs

Je n’ai pas encore mis du coton dans les oreilles avant de me coucher. J’ai réfléchi qu’en cas de Gothas, je n’entendrais rien. Il y a des américains qui passent avec leurs camions et ils s’amusent à faire des ratés dans leur moteur, aussi cela fait un vacarme. Tous les gens d’en face viennent de se mettre aux fenêtres. Aussi, ils s’amusent comme des petites folles de leur succès. Sur ce, petit Loul, je te quitte en t’envoyant une foule de bien douces câlineries et de bien tendres baisers de ta gosse qui est folle de toi,

Mino

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