Accident avec un jeune chartier

Le 10 Juillet 1917 – 19 heures

Petit Loul Aimé,

Comme je te l’ai promis, je viens t’écrire plus longuement ce soir. J’ai fait une assez bonne partie de bicyclette tantôt. Bien que je n’en avais guère envie. Pour changer, il m’est arrivé une aventure, mais je m’empresse de dire que ce n’est pas de ma faute. Je venais de quitter Suzanne et Loulou au bois, car pour ne pas rentrer trop en retard, je suis partie devant. Je revenais tout tranquillement, lorsque arrivée à l’avenue Ledru-Rollin, devant l’église, je suis obligée de prendre le milieu de l’avenue à cause de 4 tombereaux qui prenaient toute la gauche.

marché aux meubles-Avenue-Ledru-Rollin-Paris Un malencontreux gamin d’une douzaine d’année qui conduisait l’un d’eux se prend à courir juste au moment où je passe à côté de lui. Moi, je croyais qu’il allait suivre sa voiture. Ce sale gosse traverse. Résultat, sa jambe a frôlé ma roue avant. Il tombe par terre et se met à pleurer à chaudes larmes. J’étais aussitôt descendue, je m’apprêtais à l’aider à se relever, lorsque un des autres chartiers, un sale type, tout ce qu’il y a de plus voyou, le vrai type de chartier, m’apostrophe vertement en me disant que c’était moi qui était dans mon tort, et se met à dire au gosse : “Viens donc chez un pharmacien, si elle t’a fait mal, elle n’aura qu’à payer.”

Tu penses, je ne me suis même pas permise de répondre à un type pareil, il aurait pu me faire un mauvais parti. Aussi j’ai été de son avis et j’ai dit au gosse : “Allons chez un pharmacien, je ne crois pas t’avoir fait bien mal, mais je vais me faire renseigner.”

Ce gosse aurait été seul, il n’aurait rien dit du tout, mais se sentant soutenu par un plus grand que lui, il pleurait à qui mieux mieux. Je me mets donc à les suivre tout tranquillement avec ma bécane et arrive chez le pharmacien derrière eux. Quel rassemblement, on aurait pu croire que je l’avais tué. Le chartier raconte son petit boniment et demande à ce que l’on examine le gosse. Il commence par se faire mal recevoir par la dame qui était seule. Cette dernière lui dit : “J’ai autre chose à faire qu’à examiner le pied. C’est le quatrième de la journée qui vient se plaindre. Si tu veux que je te soigne, va chercher un sergent de ville.”

Là dessus, je m’approche et je raconte comment l’accident était arrivé. Comme elle voyait à qui elle avait à faire, et bien qu’étant dans leur tort, elle me dit : “Passez donc seule dans mon cabinet à côté avec ce gosse, je vais regarder son pied.”

Le gosse se déchausse, il n’avait rien du tout. Elle me dit : “Pour qu’il soit content, je vais lui mettre une bande et tout sera dit. Comme cela, son camarade ne vous embêtera plus.”

Là-dessus, le gosse me dit : “Oh, c’est bien de ma faute, je n’ai pas mal, ça me fait comme un coup et c’est tout, dites à l’autre que ce n’est rien.”

J’en avais assez de cette histoire, j’ai demandé combien je devais à la dame qui a été bien gentille et après avoir donné 10 sous au gosse pour qu’il aille boire un coup pour se remettre, je suis partie. Quel succès !!! Je crois que je l’aurais écrasé, qu’il n’y aurait pas eu plus de monde à la sortie de chez le pharmacien. Je n’ai pas demandé mon reste, et je me suis filée.

Voilà encore une histoire qui marque combien j’ai de veine. Tu penses que je ne me suis pas vantée de ça. D’ailleurs, j’aurais eu bien du mal. Mon père ne m’a pas adressé la parole depuis hier soir. Charmante soirée !

Je te disais donc ce matin que j’ai vu Marie-Louise. comme j’avais reçu le mot de Suzanne le matin pour faire de la bécane tantôt et que je voulais voir Marie-Louise, j’y suis allée avec son chéri. Il est arrivé Dimanche dans la nuit. Cela m’ennuyait bien de ne pas la trouver, surtout que sa mère me disait qu’elle partait Vendredi 13 pour Bénodet près de Quimper et de l’île de Quiberon.

Mais en descendant de chez elle, j’ai eu la chance de la rencontrer dans la rue. Aussi nous étions très contentes. Nous sommes rentrées chez sa coiffeuse et nous nous sommes installées dans un petit salon pour nous raconter nos petites histoires.

(Quel sale crayon j’ai, il est tout mal taillé et je n’ai rien pour le tailler)

Elle a commencé par me dire que j’étais une veinarde et que maintenant elle n’écouterait plus mes plaintes lorsque je dis qu’il faut attendre 4 mois pour te revoir. Elle me pardonne mon pneu si court [?] parce qu’Espierre devait venir. Elle me dis : “Tu comprends, j’étais moins jalouse puisque je savais qu’il allait venir aussi.”

Elle s’en va donc vendredi soir. Espierre ne reste que 4 jours à Paris et va passer le reste de sa permission dans sa famille en Vendée. C’est pour ça qu’elle s’en va si tôt. Sans quoi elle aurait reculé son départ. Lui partant Jeudi soir, elle quitte Paris Vendredi soir. Pour changer, elle a été bien malade le jour qu’Espierre est arrivé. On peut dire qu’elle a besoin de vacances, elle a une mine de papier mâché.

Elle m’a bien fait rire. Je me demandais pourquoi elle tenait si précieusement sa fourrure sous son menton. Il faisait pourtant très chaud. J’ai eu l’explication. Elle avait un joli petit bleu dans le cou, quelque chose de pépère, mais pas si bien réussit que les miens, je tiens le record. Aussi elle était obligée de le cacher. Je le revois Jeudi, veille de son départ. Je ne veux pas la priver de la présence d’Espierre.

Aujourd’hui, j’ai retrouvé ma bonne petite Marie-Louise. Elle ne m’a pas  fait enrager du tout.

afagar-figaro-10-07-17

Ils ont été voir Afgar au Michel. Elle est de notre avis, elle trouve ça bien moche. En ce moment, elle est au Français en train de voir l’Elévation, la pièce qui fait fureur depuis 1 mois.

élévation

Je t’écris comme un vrai petit cochon. Il faut me pardonner, je suis bien mal installée. Je t’écris sur le dos de ma boite-à-lettre devant la fenêtre. Comme je suis seule dans ce grand silence.Que fais-tu mon chéri en ce moment ? Je te vois dans ma pensée en train de faire une partie de cartes acharnée avec des camarades.

Et je porte mes yeux autour de moi et toujours dans ma pensée, je te vois partout. Tu es là près de moi, sur cette chaise, tu me fais des petits yeux si affolant ! Et il me semble t’entendre murmurer : “Sale gosse.” Hélas, mon chéri, pourtant tu es bien loin et à cette idée des larmes involontaires comme celle de Lundi, larmes que je m’efforçais de retenir, coulent lentement. Tu m’as dit en partant : “Je reviendrais bientôt.” Est-ce vrai ? Ou était-ce pour me consoler ? Comme je voudrais que tu reviennes, mais pour toujours et pour ne plus me quitter !!!! Je suis si bien près de toi……!!!!!!!

Petit chéri, je vais te quitter pour aller au dodo. J’espère que mon brouillon ne te donnera pas trop de mal à lire et j’espère aussi que tu te portes toujours bien et que tu n’es pas trop fatigué.

En attendant impatiemment de tes nouvelles, je t’envoie mon Loul chéri les plus douces caresses de celle qui t’aime follement,

Mino

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