Paris est maintenant bien mal éclairé

Paris, Le 4 décembre 1914

Mon petit chéri,

J’ai reçu hier une gentille lettre de toi qui m’a un peu effrayé lorsque j’ai appris qu’une marmite était tombée si près de toi, j’en étais même bouleversée toute la journée. Tu dois rire de ma frayeur comme tu te ris des balles, tu es maintenant habitué, tandis que moi je n’ai pas encore entendu le son du canon et en relisant ta lettre, je ne peux m’empêcher de frissonner. Aussi je remercie du fond du coeur ta bonne étoile de t’avoir protégé. Je souhaite qu’il en soit toujours ainsi.

D’après ce que tu me dis, il fait un temps affreux dans la région. A Paris la température est plus clémente nous n’avons pas encore eu de neige, quelques journées froides seulement. Le thermomètre n’est descendu qu’à 3 au dessous de zéro, température assez supportable.

La vie à Paris est guère changée de l’ordinaire. Les autobus font bien un peu défaut mais on s’en passe facilement en pensant aux services qu’ils rendent à l’armée pour le ravitaillement. Tout le monde a recours au métro, c’est incroyable l’affluence qu’il y a. Toutes les heures de la journée c’est complet, archi-complet. On est comme des sardines dans une boite. Le soir surtout on s’aperçoit d’un changement, les boutiques sont fermées à huit heures. Le métro et les tramways ne marchent plus à partir de neuf heures et demi.

Paris qui était la ville lumière est maintenant bien mal éclairé, les becs de gaz sont allumés de deux en deux et dans les grands quartiers, les globes électriques ne jettent plus leurs feux éclatants. A part ces quelques changements, la vie est normale puisqu’il y a encore des cinémas qui marchent. Cela je ne peux pas le comprendre, il faut vraiment avoir un coeur de pierre pour s’amuser pendant qu’au front les soldats se font tuer pour nous. Je me suis promise de ne jamais y aller tant que la guerre ne serait pas terminée.

cinéma

J’ai été voir hier jeudi Madeleine Blin (visite qui m’a empêché de te répondre hier). Il y avait quinze jours que nous ne nous étions pas vu, car maintenant elle fait classe avec son père, n’ayant plus d’instituteurs, on prend des femmes pour remplacer. Elle n’est donc plus libre à présent que le jeudi et le dimanche. Elle te remercie de ton bonjour et me prie de t’envoyer son bon souvenir. Son fiancé est dans les bois de la Grurie, toujours en bonne santé.

Madame Sut, sa mère avec qui j’ai fait connaissance, s’est mis dans la tête d’aller le voir, nous avons beau la persuader que c’est chose impossible ; elle ne veut rien savoir. Elle veut y aller, et elle ira (si elle peut). Elle se figure qu’elle pourra voir son fils dans les tranchées comme lorsqu’elle allait le voir à Amiens. Tu penses si je ris de l’entendre parler ainsi. S’il était si facile que cela d’aller vous voir, je crois qu’il y aurait grand nombre de parents sur le front, moi la première.

En espérant que ta santé est toujours bonne, je te quitte heureuse de t’avoir écrit une longue lettre qui te fera plaisir. En attendant de tes bonnes nouvelles, je t’envoie mon bien aimé de doux baisers de celle qui pense bien à toi,

Germaine

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