J’ai trouvé le bonheur

Le 1er Décembre 1916 – 7 heures du soir

Mon petit chéri aimé,

Je prenais mes dispositions pour t’écrire tout à l’heure, et j’ai été dérangée par le docteur. Au lieu de venir ce matin, tu ne sais pas à quelle heure il est venu ? Et bien ! à 6 heures ½ du soir. Ça ne se ressemble pas. Enfin je lui pardonne, ce matin je n’aurais pas été en état de le recevoir. Après ton départ, tu dois te douter qu’il y a eu une grande crise de larme. Aussi je n’aurais pas voulu qu’il me trouve ainsi, ça aurait été des questions à n’en plus finir.

Donc à l’heure où je t’écris, il vient de me quitter à la minute. Il est exactement 19 heures ½. J’oublie de dire que j’ai dîner avant de prendre le crayon. J’ai été très raisonnable et j’ai bien mangé mon potage. Ce soir, ça ne va pas plus mal, mais ça ne va pas si bien qu’hier au soir. Le médecin me trouve toujours pareille. Il ne faut pas me lever. Il doit encore venir me voir Lundi matin. Au lieu de quatre jours au lit, maintenant c’est quinze, ça va être bien long pour moi et en aurai-je la patience ? Oui, il le faudra. Je penserai à toi et ça me donnera du courage. Il m’a ordonné encore des cachets pour la fièvre.

Aussi je ne dois pas manger. Ça ne me prive pas, j’ai pas faim. Si, j’avais une envie, une seule : manger une petite cervelle, mais j’ai essuyé un refus. Maintenant deux repas seulement par jour. Comme tout le monde à midi et le soir, et ces repas consistent en des traditionnels potages. Je commence a en avoir assez. Surtout que c’est presque toujours pareil.

cervelle

Ma garde-malade s’ingénie pourtant à me faire mille petites choses pour me faire plaisir à 4 heures, elle m’avait fait une petite crème que j’ai partagé avec elle. La pauvre demoiselle, pour comble de bonheur a été victime de son dévouement. Elle a attrapé ma grippe et à l’heure actuelle, il y a deux malades à la maison. Le docteur doit venir la voir aussi Lundi.

Mon pauvre petit chéri, je n’ai vraiment pas de chance, voilà que je me fais encore gronder parce que j’ai sali 2 assiettes pour manger ma crème tantôt. Et que ces deux assiettes sont des assiettes à dessert du buffet de la salle à manger et que l’on aurait du me donner 1 assiette ordinaire. Crois-tu petit Lou, toi qu’es si bon, que cela valait la peine. Je ne suis pas bien et encore il faut que l’on crie après moi. Si ça continue, je guérirai pas ! Quand je vois tes parents, pour qui je ne suis en somme qu’une étrangère, si gentils, si dévoués, si serviables avec moi, ça me fend le coeur. Je t’assure, je peux vivre longtemps, je me rappellerai toujours combien ta mère a été bonne avec moi. Une vrai maman pour moi. Elle me parlait comme si j’étais sa fille. C’était l’après-midi où tu es arrivé. Elle me racontait des histoires de quand tu étais petit, j’étais pas gaie, mais j’étais forcée de rire tant c’était drôle.

Lucien, sa mère et son père à Cayeux

 

Samedi – 2 Décembre 1916 – 13 heures

Petit chéri,

Hier soir, j’ai été forcé d’interrompre ma causerie avec toi. Ça allait trop mal le ménage. Toujours au sujet des assiettes. Heureusement pour moi, le sommeil est venu me trouver de bonne heure, et je n’ai plus rien entendu et plus pensé à rien. Je ne suis tranquille que lorsque je dors et encore. A cinq heures du matin, papa est venu me réveiller pour prendre mon sirop soi-disant que je toussais. Puisque je dormais, il n’avait qu’à me laisser. Enfin, je me suis rendormie par dessus. A 8 heures, nouvelle alerte. Le feu était éteint. Ça n’en fini plus ! Ce matin presque plus de fièvre 37°5. Je me sens mieux, moins faible. Je me demande s’il faut que je reste 15 jours au lit, il me faudra au moins encore 8 jours de convalescence. Ça ne finira jamais. Le lit affaiblit beaucoup.

Ce matin, Suzanne est venue me voir. Comme elle est gentille avec moi ! Elle ne sait que faire pour m’être agréable. Comme elle m’a trouvé en train de pleurer, elle m’a consolé si gentiment que j’en ai été très touchée. Elle m’a dit d’oublier et de ne pas faire attention à toutes les petites misères qui m’arrivaient. Qu’il fallait patienter, que tu te chargeras de me les faire oublier. Que nous serons très heureux ensemble, que j’aurai bien mérité d’être près de toi !! Enfin beaucoup de gentilles choses qui m’ont vraiment consolé. Ça me fait tant de bien de me sentir pas si toute seule. Je sais bien que je ne suis pas seule puisque tu penses sans cesse à moi, mais ça ne fait rien, si ta pensée ça ne se voit pas, ça se devine. Et en ce moment, d’être entourée d’affection comme je le suis, ça me fait je crois plus de bien qu’un remède.

Hier ta grand-mère m’a apporté un joli fichu blanc pour ne pas attraper froid. Eh bien, ces attentions-là pour moi, c’est beaucoup, j’y suis si peu habituée. Il me semble que je redeviens petite fille et que j’ai retrouvé ma maman. Je ne sais si tu me comprends, mais moi, je voudrais te faire comprendre qu’en ce moment, si j’ai du courage, c’est grâce aux tiens et aussi grâce à toi mon chéri, car c’est toi qui me les a fait connaître.Tantôt ta maman doit encore venir près de moi. Ne trouves-tu pas ça beau ?

On peut dire qu’en te rencontrant, j’ai trouvé le bonheur. Bonheur d’être aimé par toi, comme je le suis et maintenant bonheur d’être choyée par tes parents. Bonheur pour moi de t’aimer par dessus tout et de te chérir de tout mon coeur. Rien que de t’avoir vu Jeudi soir, j’avais presque tout oublié, comme chaque fois fois que je suis près de toi. Je suis si délicieusement bien à tes côtés ! Si heureuse ! Dire que nous serions si heureux ensemble ! Et qu’il n’y a pas moyen que cette guerre finisse. Quand je pense des fois au bonheur qui m’attend. Près de toi, plus de disputes, plus de cris, plus de colères. Toi gentil, bon, doux aimant. Là je serai dorlotée, chérie, aimée ! Ah ! C’est le paradis pour moi !

Je nous vois des fois dans un joli petit appartement, un vrai petit nid d’amour, tous les deux, c’est la veillée, tu lis dans un fauteuil, moi je suis sur tes genoux, j’adore des yeux mon idole. Tout à coup, je m’endors, heureuse, souriante, tu continues à lire, mais voici la fin du bouquin. Tu me regardes, tu souris et tu me réveilles dans un baiser. Puis je me sens emportée……. Comment trouves-tu cette petite pensée mon Lou ? Elle ne te déplait pas, j’en suis sûre. Je vais te quitter un peu car j’ai froid. Je m’en vais mettre mes bras sous la couverture un petit moment. Un baiser à mon petit chéri et je mets mes mains dans mes poches.

19h20 – Petit Lou, je t’ai quitté plus de temps que j’aurai pensé. Ta maman est venue presque tout de suite et Mme Schwab après. Je me suis bien réchauffée et maintenant je continue d’écrire. Ce soir, je vais très bien. 38 seulement, aussi j’ai mangé comme un ogre. Ecoute plutôt : bouillon avec pâtes, oeufs à la neige avec deux biscuits et une moitié orange. C’est la noce. Je suis plus gaie, ne trouves-tu pas ce soir ? C’est grâce à ta maman qui ne veut plus que je m’en fasse. Alors c’est promis, jusqu’à nouvelle attrapade sans doute.

Ce matin, je n’ai pas eu ma garde-malade puisqu’elle est couchée. Son apprentie est venue à sa place, mais pas longtemps. Malgré tout, je suis bien sage toute seule. Je ne me suis levée qu’une fois aujourd’hui parce que je ne pouvais faire autrement. D’ailleurs je ne suis pas restée longtemps seule.

berthe-inf-groupe

Suzanne est venue en conduisant Mme Sevette à l’hôpital. Ensuite ça a été le tour de Loulou en faisant ses commissions. Demain, j’aurai Marie-Louise toute l’après-midi.

J’espère que tu as fait un bon voyage et que tu es installé. Je n’ai pas eu de nouvelles aujourd’hui, mais j’espère bien en avoir demain. J’attends d’ailleurs une adresse pour faire partir cette lettre. Cette jolie lettre ! Hier, j’ai couché avec, aussi est est un peu fripée. Ecrire au crayon, c’est agaçant, ça s’étale. Enfin, tu excuseras ce long griffonnage écrit un peu dans tous les sens. Je me mets de manière à me fatiguer le moins. Ce qui consiste à être bien allongée, ma tête soutenue par une main et à côté de moi, ma boite à papier sur laquelle j’écris. Enfin, si ça te donne trop de mal, ne déchiffre pas ces pattes de mouches. Moi, ça me fait plaisir d’écrire. D’ailleurs, ne dois-je pas te mettre au courant de ma santé et me confier à toi ? En plus, ayant beaucoup plus de temps qu’auparavant, il est juste que je t’écrive plus.

Je vais terminer là pour ce soir. Je reprendrais mon petit journal demain. Avant de m’endormir, je t’adresse mon petit chéri adoré un long baiser que j’envoie vers ta photo.

 

Creative Commons License