Ce n’est pas de veine !

Mercredi soir

Mon petit chéri Aimé,

Je n’ai vraiment pas eu de chance aujourd’hui ! Quelle mauvaise journée je viens de passer. Je suis complètement désolée de tout ce qui m’est arrivé. Aussi, avant de m’endormir, il me semble que cela me fera du bien de venir bavarder avec toi. Crois-tu Loul chéri, que c’est une vraie déveine de n’avoir pu obtenir mon sauf-conduit juste au moment de partir. Je ne l’ai pas encore digéré. Jamais je n’aurais pensé à ça. Je croyais que ça marcherait comme sur des roulettes, crac, au dernier moment il faut qu’un obstacle surgisse.

Hier soir, j’ai reçu ta lettre du 25 me disant que je pouvais partir si cela m’était possible le 1er. Donc ce matin, je pars toute joyeuse chercher mon sauf-conduit. J’avais bien le coeur qui battait un peu fort en montant l’escalier, mais j’étais loin de supposer que j’en redescendrai la mort dans l’âme.

J’arrive donc dans la salle et je m’adresse à l’employé qui était là. Je lui demande un sauf-conduit pour C. Tout de suite, il me répond : “Impossible.” Je ne m’en tiens pas là et je lui dis que huit jours plus tôt, on m’avait assuré pouvoir m’en donner un. Il me demande qui. Je lui réponds : “Le Commissaire. Vous n’avez qu’à lui demander, je sais fort bien qu’il me le donnera.”

Il est arrivé à ce moment un coup de théâtre que je ne pouvais pas prévoir. Cet employé s’est adressé à un monsieur qui était là et lui a dit : “Il parait, M. le Commissaire, que vous devez donner un sauf-conduit à Mlle.” L’autre s’est approché et m’a regardé en me disant : “Quel est le nom de la personne qui vous a dit ça ?” Comme celui que je connaissais antérieurement signait Barthélémy, je lui ai dit ce nom-là. Alors il m’a répondu à mon ébahissement complet : “M. Barthélémy, c’est moi. Vous devez vous tromper. La personne qui vous a dit ça n’a pas de moustache, n’est-ce pas ?” “En effet”, ai-je répondu. “Eh bien elle s’est trompée, car moi-même je ne puis vous en donner un. Voici une feuille, remplissez-la et adressez-la à l’autorité militaire.”

Je l’ai remercié chaleureusement et d’un air très dégagé (je rageais de toutes mes forces au fond), je lui ai dit : “Je vais la remplir tout de suite et je la rapporterai ici, comme cela ma demande partira plus vite.” Je n’ai eu que le temps de sortir. Là, j’ai cru que j’allais pleurer tant j’étais en rage.

Enfin, je n’ai rien compris à cette histoire de commissaire. Pour moi, celui que je connais n’est pas le commissaire mais simplement le chien. Quelle déveine d’être tombée sur lui, si j’avais pu voir celui que je connais, je l’aurais eu certainement. Enfin, en revenant à la maison, je me suis dit : “Je ne risque rien, j’y retournerai tantôt, peut-être aurais-je plus de chance. Si je retombe sur le même employé, je dirai que je viens demander des renseignements pour ma demande à l’autorité militaire.”

Cette fois-là, j’ai eu plus de chance et je suis tombée sur un employé très gentil qui m’a dit : “Pour le moment, nous ne pouvons délivrer de laissez-passer pour cet endroit, mais nous venons de recevoir une circulaire qui nous autorise à le faire à partir du 4. Revenez le 4, je vous le donnerai.” Je lui ai répondu : “Donnez-le moi de suite daté du 4.” Mais comme je t’ai dit sur mon mot de tantôt, il n’a pas voulu. Comme je lui faisais remarquer que si je venais le chercher le 4, je ne pourrais pas partir ce jour, il m’a dit : “Venez le 2 et vous l’aurez.” Tu comprends chéri que je m’empresserai d’y retourner, mais pourvu que je retombe sur celui-là. C’est si bizarre dans ces trucs-là. L’un vous dit blanc, l’autre noir.

Enfin, quitte à y retourner 3 ou 4 fois, j’irai le 2 qu’est Samedi. Si je l’obtiens, je t’écrirai immédiatement. En te disant que je pars le 5 au matin. Ma lettre te parviendra le 4 au soir. Comme cela, ça marchera bien, mais je me demande si cette date te conviendra. Seras-tu libre ? Tu avais sans doute tout combiné pour le 1er et tu ne pourras peut-être pas recommencer le 5. Comme je suis triste en pensant que tu vas aller m’attendre au train pour rien. Comme j’ai gros au coeur pour toi. Mon pauvre petit chéri, comme je vais t’inquiéter et impossible de te prévenir. J’ai essayé d’envoyer un télégramme à la personne qui m’a écrit, espérant que tu pourrais être prévenu par là. Impossible. Pour la zone des armées, ça passe par l’autorité militaire. J’ai fait deux bureaux de poste différents, je n’ai pas mieux réussi. Ça met autant de temps qu’une lettre. Je n’ai vraiment pas eu de chance.

J’ai trotté toute la journée et je suis bien fatiguée. Si seulement j’avais pu obtenir un résultat satisfaisant, mais rien, pas de sauf-conduit, impossible de te prévenir. J’avais pensé te faire téléphoner par Gabrielle à Marson. Mais on peut téléphoner à Gabrielle de n’importe où sur l’Est, mais elle, elle ne le peut pas. J’ai pensé à tout mais mauvais chance partout. J’avais encore pensé à aller à la gare de l’Est et de remettre une lettre au départ du train à un aviateur, mais comment aurait-il pu te trouver ? Je ne peux donc rien faire, je t’assure mon chéri que j’en suis bien navrée. Pourvu maintenant que j’obtienne mon laissez-passer pour le 5. Avec tout ça, je ne suis plus tranquille du tout. Enfin, espérons !

Je te quitte mon Adoré chéri en déposant sur tes lèvres chéries mes plus tendres baisers.

Ta petite gosse qui est bien désolée de la peine qu’elle va te causer,

Mino

Le 31 Octobre – 9h

Mon petit Loul Aimé,

Un petit mot sur ma lettre d’hier au soir, avant de partir à la maison. Je retourne aujourd’hui déjeuner avec mon père. Hier, je n’ai pas eu le temps de lui faire ses commissions.

Je suis toujours bien triste en pensant à toi, mon Loul chéri qui ira demain me chercher pour rien.

Dis-moi sur une de tes lettres si cela ne te gênera que j’arrive le 5 au lieu du 1er. Pourras-tu ce jour-là venir me chercher tout au moins à l’Hotel de la Haute-Mère-Dieu. J’ai bien peur que non. Et moi, aurais-je mon sauf-conduit ? Je me le demande…

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Tantôt, j’ai rendez-vous avec Marie-Louise. Sa compagnie me déridera peut-être un peu !

En espérant que tu es toujours en bonne santé, je te quitte mon tout petiot Aimé en t’envoyant une foule de bien doux baisers et de bien douces caresses de ta petite gosse qui t’aime follement,

Mino

PS : J’ai oublié de te dire que le mari de Jeanne a été blessé. Elle devait partir Lundi soir pour Vichy et Lundi matin, elle a reçu une lettre de lui de l’hôpital de Tours lui disant qu’il avait été blessé et que maintenant il était hors de danger, que la guerre était terminée pour lui, qu’elle aille  chercher ses beaux-parents à Nantes et qu’elle vienne aussitôt. Tu penses si nous avons été surpris. Cela ne faisait guère que 4 jours qu’il était en ligne. Après 4 ans de guerre, ce n’est pas de veine ! Jeanne est partie Lundi soir pour Nantes et nous avons reçu une dépêche d’elle hier au soir de Tours. Elle nous dit : “Avons vu François – 25 blessures – Amputation de l’index droit – Aucune blessure dangereuse.” Il a dû être blessé au bras droit ou à la main droite. Il lui a écrit l’autre jour de la main gauche.

fiche blessure François Delplancq

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