Vivre heureux et en paix

Le 29 Septembre 1918 – midi

Mon petit Loul à moi,

Je viens de recevoir à l’instant deux mignonnes de toi. Tu penses ma joie ! Je venais de voir passer le facteur en face, comme je descendais voir s’il y avait du courrier pour moi, j’ai rencontré ton père dans le couloir. Je lui ai demandé de bien vouloir regarder au bureau. Il est revenu en me disant : “Justement, il n’y a rien pour vous.” Mais cela n’a pas pris, car il cachait sa main derrière le dos. Crois-tu qu’il aime me faire enrager.

Je suis contente de te savoir à peu près bien logé dans cette baraque. Cela n’est pas de chance qu’on t’ait fait voler le lendemain de ton arrivée. Pauvre chéri, moi qui espérais que l’on te laisserait te reposer pensant quelques jours ! Mauvaise chance ! Cela a dû te sembler bien dur pour le premier jour de te lever si tôt ! Pauvre Coco joli ! Tu devais être bien fatigué. Je comprends que tu avais la cocosse ! Il y avait de quoi. Tu ne dis pas si ton bombardement a duré longtemps, j’ose espérer que non. Enfin, j’espère que depuis tu as passé quelques bonnes nuits et que tu es à présent tout à fait reposé. Maintenant que tu n’as plus ta sale gosse, tu ne dois plus être fatigué !!!

Je suis très sage, comme je te l’ai promis. Je ne pleure plus du tout. Je deviens très raisonnable. Toujours un peu triste. Mais que veux-tu petit Loul, à ça, je n’y peux rien. Etant séparée de mon Coco, je ne peux pas être gaie, surtout te sachant toujours très exposé. Vivement la fin de tout ça, que nous puissions vivre heureux et en paix.

Je t’ai quitté un petit moment pour aller déjeuner. Me revoici installée à t’écrire.

Hier, comme je te l’ai dit dans ma lettre, j’ai été déjeuner avec mon père. Ça s’est très bien passé. Il ne m’a pas encore réclamée. Il n’a même pas l’air de tenir à ce que je revienne. Il a l’air très heureux de son sort. Comme je lui demandais s’il avait besoin de moi, il m’a dit : “Tu vois, il ne me manque de rien, je me débrouille très bien tout seul !” Ça va. S’il est très heureux de son côté, je le suis encore plus du mien. Tout est pour le mieux.

J’ai été chercher ma carte d’alimentation. J’ai fait la queue près d’une heure. Quelle comédie que ce truc-là !

A la maison, j’ai trouvé un pneu de Marie-Louise. Elle est de retour à Paris. Elle me demande si j’étais libre aujourd’hui Dimanche, qu’elle viendrait m’embrasser. Mon père qui avait décacheté le pneu s’est empressé de répondre que je ne serai pas là, qu’elle vienne hier Samedi à la maison, qu’elle serait sûre de me trouver car je venais déjeuner. Total, je ne l’ai pas vue du tout. Elle me dit qu’elle attend Espierre pour Lundi ou Mardi et finit son mot en me disant : “À bientôt maintenant.” Ça va être le moment de la taper !!! Je suis bien contente de la savoir rentrée. Nous allons nous revoir et cela va me faire une distraction.

Aujourd’hui Dimanche, je ne sais pas ce que nous faisons. Il y a encore rien de décidé.

Je continue à bien aller, je n’ai presque pas été malade cette fois. Ta maman va mieux, elle est retournée à son hôpital hier.

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Berthe, 5e à gauche, premier rang debout, la plus petite infirmière

Tout le monde me charge de bien t’embrasser ainsi que Pierre. Tu as oublié de me donner de ses nouvelles.

Ce matin, j’ai fini de ranger tes lettres. Il en manque beaucoup. Toute l’année 1916. Elles doivent certainement être ici dans une boite. A part cette année en moins, elles sont toutes là, rangées depuis le 8 Juillet 1914 au 14 Août 1918. Ça en fait quelques unes. J’ai été chocolat, le tiroir ne ferme pas à clef ! Je les y ai mises tout de même !

En espérant que ma lettre te trouvera tout à fait reposé, je te quitte mon petit Loul Aimé en t’envoyant les baisers bien doux de ta gosse qui a bien du mal à s’habituer à être séparée de toi. Je t’adore,

Mino

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