Une bûche pépère

Le 12 Août 1918

Petit Loul Aimé,

Me voici réveillée. Comme nous devons partir à Bellêmes de bonne heure, je t’écris au lit afin de ne pas être en retard. Hier, la journée s’est mal finie pour moi. Elle s’était pourtant bien commencée. A déjeuner, nous avons eu un lieutenant canadien qui nous a fait rire comme des fous. Nous en étions malades. L’après-midi, nous avons été à la ferme et comme il était tard, nous n’avons pas trouvé ni Marie, ni Monsieur Bois. Nous avons été les retrouver aux champs.

Mais voilà qu’en sortant de la ferme, le frein de ma bécane se casse. Il avait pourtant été vérifié par ton père le matin. Il marchait très bien, ainsi que ma bécane qui avait été graissée et arrangée. Heureusement, je m’en suis aperçue en voyant tomber le plomb qui retient le fil sous la poignée. J’en ai fait part à Monsieur, qui m’a dit de faire grande attention. Nous avons été rejoindre Monsieur Bois sans accident.

C’est en revenant à l’hôtel que j’ai ramassé une bûche pépère. Pour arriver à la porte de Monsieur Lemonnier, il faut pédaler assez fort, car elle se trouve sur une petite hauteur. Mais après, ça descend pour aller dans la cour. Je n’ai pas réfléchi que mon frein était cassé. Et mon élan était si fort que je n’ai pu m’arrêter. Il était trop tard lorsque je m’en suis aperçue. Alors j’ai un peu perdu la tête. J’ai vu que je ne pourrai m’arrêter et que j’allais aller me jeter dans les écuries. J’ai voulu tourner trop tard ! Ma bicyclette était tellement lancée que j’ai dérapé au virage et je me suis aplatie par terre.

pour&contre - copie Pour m’être fait mal, je me suis fait mal ! Jamais je n’ai ramassé une si belle bûche. Je criais ! On aurait cru que j’étais tuée. Suzanne est venue me ramasser. J’avais tellement mal que je ne voulais plus bouger. Je m’étais assise sur une margelle de puits, j’avais appuyé ma tête sur son épaule et je criais toujours. Enfin, on est tout de même arrivé à me faire monter dans ma chambre et on s’est rendu compte de ce que j’avais. Je suis tombée sur le côté gauche, mon bras et ma jambe ont forcément touchés. La manche de mon corsage n’existe plus, tout a été arraché et j’ai le bras égratigné. La jambe, j’en suis quitte pour un gros bleu et le genou un peu écorché. Après, j’ai eu une crise nerveuse. Je pleurais 5 minutes et je riais ensuite.

Heureusement, le canadien était là à dîner, il nous a encore bien fait rire. Il nous a invité à aller déjeuner dans son camp qui se trouve à 4km d’ici. Nous serons servis par des noirs et nous mangerons de la cuisine noire. Cela va être tordant. Nous nous faisons une fête d’y aller.

J’ai bien dormi. Mon bras me fait toujours mal, ma jambe moins. Cette bûche m’a légèrement refroidie. Ma bicyclette ne me dit plus rien. J’ai encore eu de la chance, j’aurais pu me faire plus de mal, je m’en tire à bon compte. Je suis si douillette que je m’imaginais avoir plus de mal que ça. J’espère que Dimanche, il n’y paraîtra plus. Ça fait rien, je n’ai pas de chance. Hier soir, je disais à Suzanne : “Maintenant, c’est fini, je ne ferai plus de bicyclette.” En tout cas, si mon frein n’est pas arrangé tout à l’heure avant de partir à Bellêmes, je resterai là, ma bicyclette me dégoute de trop et je n’ai pas envie de me casser la figure. Il parait que c’est rien à arranger, juste une soudure. Ça a suffit pour que je tombe.

Surtout mon petit Loul, ne parle pas de mes exploits à mon père. Cela le mettrait en colère. Et surtout, ne t’inquiète pas. Cette fois-ci, ce n’est pas dû à ma maladresse, mais au manque de frein. Une fois qu’il sera arrangé, ça marchera tout seul. Je suis sûre que tu as vu pire bûche de bicyclette et que tu te plaignais moins que moi. Tu sais, je suis un bébé très douillet, le moindre bobo me fait crier. Je crois que j’aurais fait un très mauvais soldat, je ne suis pas assez courageuse.

J’attends de tes nouvelles pour tout à l’heure, aussi je ne te répondrai que demain. Je te quitte mon tout petiot, voici 8h. Je vais descendre déjeuner.

Reçois de te petite gosse qui t’adore des millions de bien douces cerises,

Mino

PS : Je me demande comment mon père aura pris ma lettre et celle de M. Sevette.

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