“Si tu t’imagines qu’il se gène…”

Le 9 Avril 1918

Mon Loul Aimé,

Ce matin, j’ai reçu une lettre assez ancienne du 3. Tu me donnes un nouveau numéro de secteur. Malheureusement, elle arrive un peu tard car jusqu’à présent, j’ai adressé mes lettres au secteur 27. Ça fait que mon Loul va rester plusieurs jours avant que mes lettres lui parviennent.

J’ai éclairci le mystère. La lettre que j’ai reçu ce matin porte un timbre et sur ce timbre, un cachet que l’on m’a laissé généreusement. Je me suis trompée, mon père aussi. Ce n’est ni Beauvais, ni Creil que le timbre d’hier portait, mais Coincy. Ta lettre m’explique pourquoi tu es resté seul avec Pierre dans ce patelin.

Il me manque à présent ta lettre du 2 et du 5 ! La dernière que j’ai reçu de toi est toujours du 6.

Je crois que je suis la seule à avoir des nouvelles si récentes. Madame Sevette hier n’en revenait pas. La concierge qui ne voit jamais rien a été la première à m’annoncer que j’avais une lettre portant un cachet du 7. Aussi, lorsqu’elle m’a dit ça, je lui ai arraché tes lettres des mains et je l’ai laissée discourir…!

J’espère que mon Loul n’est pas trop mal dans sa classe ? J’aime mieux te savoir loger dans une école que sous la tente. Aujourd’hui, il fait un temps affreux. On ne voit pas clair. Aussi je suis contente, car je sais que tu ne peux pas voler. Je voudrais que ça dure longtemps, comme cela je te saurais moins exposé, et je serais bien moins inquiète.

Marie-Louise vient de me quitter pour aller à sa répétition. Hier soir, elle m’a fait encore enrager. Elle se moque toujours un peu de nous et me dit un tas de choses sur mon tout petiot qui me font bisquer. Elle était un peu remontée hier soir, je crois qu’elle était un peu paf. Elle m’a d’abord aidée à faire la vaisselle avec son manteau. Et comme elle riait comme une folle, j’avais bien peur de voir mes assiettes droit par terre.

Après, une fois couchée, il n’y avait pas moyen qu’elle tienne en place. Comme je relisais tes lettres, elle se fichait de moi. Et comme je lui disais : “Où est-il en ce moment mon pauvre tout petiot ? Il doit être bien mal et doit bien s’ennuyer.” Elle m’a répondu, cette sale rosse : “Il s’ennuie peut-être moins que tu le penses. Il est sans doute dans les bras d’une petite femme.”

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Alors ça a bardé cinq. Je lui ai allongé quelques bons coups de poing dans le dos. Je lui ai dit : “C’est bon pour ton Espierre des choses pareilles, mais Lucien n’est pas capable de ça, il m’aime trop” (Hein mon petiot chéri, que c’est vrai). Alors elle m’a dit : “Ah ! tu ne crois pas à ça ? Si tu t’imagines qu’il se gène, tu as tort. D’ailleurs, tu as le droit de ne ne rien dire.”

Et les oreillers ont valsé de plus belle. C’était un de ces charivaris. Il a fallu que je la fasse taire, sans quoi mon père m’aurait disputé. Ce petit chameau m’a griffé les bras, je suis jolie. Après, elle avait trop chaud, il a fallu enlever l’édredon. Ça fait que cette nuit, elle a attrapé un rhume de cerveau pépère.

Ce matin, la séance d’hier soir a recommencé. Je ne lui ai rien répondu, comme cela, elle est bien attrapée. Ce soir, elle a Opéra de bonne heure. Aussi, elle ne rentrera pas dîner. Je la reverrai que demain. Cette demoiselle s’est levée ce matin à 11h. Elle ne s’en fait pas ! Quelle gosse !

Sur ce, petit Loul, je te quitte.

En espérant que tu es toujours bien portant, je t’envoie mon Loul à moi, les plus gourmands baisers de ta gosse qui t’aime follement,

Mino

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