Le bruit de la canonnade

Le 18 Février 1918

Mon petit chéri,

Aujourd’hui, ça va mieux qu’hier. J’ai un peu moins le cafard. Hier, ça n’allait pas du tout, je me dégoûtais quelque chose de pépère. Heureusement que Marie-Louise  est venue me trouver le tantôt, sans quoi ça aurait bien mal marché. Après t’avoir écrit, j’ai déjeuné, assez mal car je n’avais pas faim, et je suis partie chez Germaine. Je ne m’étais même pas habillée. J’avais gardé mon vieux manteau, enfin en costume de marché.

J’arrive chez Germaine. Elle était encore en train de déjeuner avec ses parents. Je bavarde un peu et qu’est-ce que je vois, Marie-Louise qui arrive en trombe. Comme je venais de partir, mon père lui avait dit : “Dépêchez-vous, vous allez sans doute la rattraper.”

Elle commence à me raconter un tas de mésaventures qui venaient de lui arriver et me dit qu’elle n’avait pas encore déjeuné. Je luis dis : “C’est très bien, nous allons retourner à la maison, tu trouveras à manger.” Mais voilà qu’elle avait acheté dans une pâtisserie place de la Bastille un pâté et huit petits gâteaux, croyant arriver au dessert, et au moment de payer, elle s’aperçoit qu’elle n’avait pas pr!s d’argent. Ça fait qu’on est retournées avec Germaine à la pâtisserie.

Mais de tout ça, toujours pas question de la petite crasse de l’autre jour. Alors, je lui ai dit : “C’est pas tout ça, mais il me semble que tu t’es salement payée ma tête.” Alors elle m’a supplié de la pardonner, qu’elle avait été retenue, qu’elle ne l’avait pas fait exprès. Enfin, un tas de boniments et comme de bien entendu, j’ai pardonné.

Cette demoiselle était invitée à voir un monsieur qui devait lui faire avoir des tissus et soieries à moitié prix, étant propriétaire d’une grande maison de Lyon. Il lui avait donné rendez-vous à 2h ce jours-là. Et comme il n’était pas là, elle a attendu jusqu’à 4 heures, heure à laquelle il est arrivé à son bureau. Ils ont discuté à peu près 1h et dame, moi, on ne pensait plus à moi. Et je me morfondais pendant ce temps derrière l’Opéra, où j’avais à subir pas mal de crampons, qui venaient m’embêter. Ah ! Je m’en rappellerai du vernissage !!! Ce n’est vraiment pas chic ! Enfin, c’est oublié, n’en parlons plus.

Nous sommes rentrées à la maison, où elle s’est mise à déjeuner de bon appétit. Au dessert, je lui ai offert des amandes et comme de bien entendu, nous avons fait une philippine. Aussi, elle était très contente, car elle était certaine de m’avoir, moi de mon côté pareillement. C’est moi qui ai gagné et bien facilement. Après avoir déjeuné, on passe dans ma chambre. Elle remarque un nouveau chapeau que je me suis fabriqué pour aller au marché et elle me dit : “Il est très gentil.” “Essaye-le” que je réponds. Elle marche et dame, j’ai gagné. Eh bien non, elle trouve que ce n’est pas du jeu, j’aurais du lui dire en tendant mon chapeau “Philippine” et non pas une fois qu’elle l’avait dans les mains. Que tu dis, alors elle ne l’aurait pas pris !!!

Ensuite, elle me dit qu’elle t’a écrit et qu’elle te fait une déclaration dans sa lettre. Comme je la sais capable de tout, je lui dit : “Eh bien, je vais l’ouvrir.” Elle ne veut pas. Alors j’insiste et total, je l’ouvre. Je trouve sa lettre un peu rosse, mais cela ne la change pas beaucoup, c’est son habitude. C’est là que j’ai fait tous ces gribouillages derrière l’enveloppe, tandis qu’elle était en train de se couper un ongle incarné.

La petite marraine de Guérin est un vrai numéro, je la connais pas mal. Elle est très jeune, 18 ans je crois. Marie-Louise avait envie de le garder pour elle, mais elle est déjà surchargée de correspondance, 4 filleuls déjà, ça prend du temps, surtout qu’elle écrit je crois tous les jours.

L’anglais et l’américain ont eu plus de succès que les autres. Le premier a été surtout choisi pour que la correspondance se passe dans sa langue, ce qui perfectionnera sa marraine. Tant qu’aux autres, pour le moment, elle n’a encore trouvé personne, mais ça viendra tout de même, petit à petit. En ce moment, étant à Garches, elle ne vient pas si souvent à Paris et a moins l’occasion de voir ses camarades.

Hier matin, Espierre est arrivé chez elle à l’improviste. Aussi, elle était comme une petit folle et ne faisait que me répéter : “Oh ! Les bonnes cerises que j’ai eu ce matin !” Cela ne m’en donnait pas !!! Hélas !…..

Si elle est venue hier, c’est qu’elle ne savait pas quoi faire. Un de ses filleul (celui qui devait l’emmener à Nice) lui avait donné rendez-vous à midi à la gare de l’Est, heure à laquelle il devait arriver en permission et devait l’emmener ensuite déjeuner avec lui. A 1hm¼, il n’était pas encore là. Alors elle s’est dit : “Allons voir cette bonne Germaine” !!!

Elle va partir à Nice. Espierre lui paye le voyage, afin qu’elle se repose un peu. Ça fait que je vais rester encore un moment sans la voir !

Le tantôt, nous sommes sorties vers 3h. Nous avons été sur les boulevards. Germaine était avec nous. Nous avons été jusqu’à la Trinité à pieds. Là, Marie-Louise a pris son métro et nous sommes rentrées toutes deux bien tranquillement. J’ai vu 2 chevaux pies. Aussi, j’espère que mon petit Loul va venir bientôt me faire une bonne petite surprise. Ça fait si longtemps que je ne l’ai pas vu !!!

Hier soir, nous avons eu une alerte, j’étais couchée depuis une ½ heure et je dormais lorsque je fus réveillée en sursaut par le bruit de la canonnade. Mon père était en train de se lever et m’a crié : “Lève-toi, Germaine, tu entends le canon ?” J’ai vite sauté à bas de mon lit et comme je commençais à m’habiller, les pompiers sont passés avec leur sirène. J’en ris maintenant, mais sur le moment, ça ne fait pas rire. Dans ma précipitation, je ne trouvais pas mes bas et je ronchonnais !!! Ce qu’il y a de plus drôle, c’est qu’ils étaient devant mon nez.

- Tout cela ne serait rien si je n'avais pas oublié d'mettre mes jarretières (La Baïonnette)
– Tout cela ne serait rien si je n’avais pas oublié d’mettre mes jarretières (La Baïonnette)

Cette fois-ci, il n’y a rien eu du tout. A part les tirs de barrages que l’on entendait très distinctement, nous n’avons rien perçu d’autre. A 11h30, les pompiers sont repassés et nous nous sommes recouchés. Cela a duré en tout 1h. Malgré tout, nous nous attendons à les voir revenir, la pleine lune étant bientôt !!!

Ce matin, autre émotion, il y avait un commencement d’incendie dans la maison à côté de la nôtre, celle où demeure Travet. Aussi, j’ai passé tout mon temps à regarder à la fenêtre. Ce qui ne m’a pas avancé dans mon ouvrage. Enfin, ça n’a rien été.

J’ai reçu ce matin ta mignonne lettre du 15. J’espère que le match d’hier s’est bien passé et que tu n’es pas trop fatigué.

Tantôt, je vais chez toi, aussi je te quitte bien vite pour m’habiller.

En espérant que tu es toujours en bonne santé, je t’envoie mon mignon Loul de bien douces câlineries de ta gosse qui t’aime de toutes ses forces,

Mino

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