Soi-disant sténo-dactylo

Le 25 Octobre 1917 – 20h20

Petit Loul Adoré,

Comme je te l’ai promis tantôt, je viens continuer ma lettre si vivement interrompue. Il faut d’abord que je te dise que je suis confortablement installée pour venir bavarder avec toi. Je suis dans mon dodo. A 8h20, je ne suis pas en retard ! Il est vrai que c’est l’heure pour les enfants et comme je suis un bébé, c’est tout naturel.

Mais le bébé n’est pas content. Il est tout grognon et maussade. Il lui manque son poupon chéri. Il le réclame à cor et à cri. Hélas ! Il ne l’a pas souvent. On lui permet de le voir, de le toucher et le faire enrager que quelques heures de temps en temps. Pauvre bébé, comme il est peu gâté et comme il réclame des jours sans restrictions. Pour se consoler, il prend un bout de papier et griffonne avant de s’endormir un petit mot d’amour à celui qu’il aime tant et qui remplit son coeur. Pourquoi l’appelle-t-on “sale gosse” ? Parce qu’il fait trop enrager son poupon. Ça n’empêche pas que ce dernier ne s’en plaint pas du tout. Quand donc, ce sale gosse aura-t-il tout à lui ce qu’il aime le plus au monde ? Ce jour-là, il réclamera son lit de bonne heure et ne se fera pas prier pour se coucher.

Quelle gosse je suis ! J’écris comme une enfant de six ans. Que vas-tu penser de moi, petit Loul ?

Je te disais donc tantôt que Marie-Louise était venue de très bonne heure me chercher pour aller faire des achats. Voici pourquoi elle était si pressée :

Espierre arrive en permission de 10 jours, Lundi prochain. Aussi elle craignait de ne pas trouver un manteau tout fait et d’être forcée de le faire faire, ce qui aurait été bien juste pour ce jour-là. Lorsqu’elle m’a vu écrire, elle m’a dit : “Dépêche-toi, sans quoi je ne trouverai rien.” J’ai donc bien vite terminé la lettre à mon pauvre petit Loul et nous sommes parties aux Galeries Lafayette. Heureusement, elle a trouvé ce qu’elle voulait, aussi elle était très contente. Elle l’a emporté avec elle pour être plus sûre de l’avoir.

Elle me disait : “Plus que 4 jours et il sera là.” Moi de répondre : “Combien qu’il me reste de jours pour que Lucien vienne ? Ça fait plus de 2 mois qu’il est parti.” Sur quoi Marie-Louise m’a demandé si je ne devenais pas folle, et m’a dit : “Ma petite, ça devient dangereux. C’est plus de l’amour, c’est de la rage.” Peut-être ! Mon pauvre Loul s’en aperçoit quelque fois à ses dépends. Dis, mon chéri ?

Quel numéro, cette Marie Louise ! Elle est en train de faire marcher Espierre quelque chose de pépère. C’est trop long à te raconter de suite. Je suis trop mal installée pour ça, ça sera pour demain matin.

Je vais te quitter mon Loul, je complèterai ma lettre à mon réveil. J’ai une douleur dans le bras et dans les genoux, mon pupitre n’est pas de bois.

Avant de partir pour le pays des songes menteurs, je t’envoie tout petiot Aimé, de biens tendres baisers sur tes lettres que j’adore,

Mino

Le 26 Octobre – 9h20

Mignon petit Loul,

Me voici réveillée depuis un petit moment, aussi je viens reprendre ma petite causette. J’ai très bien dormi, aussi me voilà encore une fois complètement recalé. Je me suis levée à 8h. Je ne m’en fais pas.

J’ai oublié de te dire que j’avais reçu hier soir ta mignonne lettre du 24. Je vois que tu t’inquiètes sur ma santé. J’espère que les quelques lignes précédentes te rassureront complètement. Je me sens beaucoup moins fatiguée qu’en arrivant au Mesle. Je crois que c’est le chemin de fer qui a été cause de ça, et surtout le changement d’air. Ça n’empêche pas que j’irai tout de même voir le toubib.

Je voulais te raconter un petit tour que Marie-Louise est en train de jouer à Espierre. Quel numéro !

Elle lui fait écrire par une personne qu’elle connait des lettres d’une soi-disant sténo-dactylo qui un jour aurait entendu Marie-Louise causer d’Espierre à une camarade en termes très élogieux. La scène se passait au dire d’une lettre dans le métro. Cette dactylo aurait pu avoir son adresse en lisant une lettre que Marie-Louise tenait sur les genoux et qu’elle adressait à Espierre.

Aussi, cette dactylo se permet de lui écrire et lui raconte comment elle a entendu parler de lui. Le plus beau, c’est qu’Espierre marche et répond aux lettres poste restante. Marie-Louise va les chercher et prépare les réponses qu’elle fait recopier. Il est très intrigué et demande si à sa prochaine permission, il n’aura pas le plaisir de faire connaissance avec cette si curieuse dactylo. Elle répond qu’elle est fort occupée à son bureau et qu’elle ne voudrait pas lui faire avoir d’ennuis avec sa si gentille petite amie, si jamais elle les rencontrait ensemble. Lui répond : “Si vous êtes si occupée, vous pouvez bien accepter de venir déjeuner un jour avec moi à Edouard VII. Comme vous me dites que votre bureau est près de la bourse, ce n’est pas loin.”

edourad VII

Le déjeuner est donc accepté et Marie-Louise se tord déjà à la pensée de la tête qu’il fera lorsqu’elle arrivera. Elle va s’habiller de manière à ce qu’il ne la reconnaisse pas en arrivant, elle mettra une grosse voilette et ne l’enlèvera que lorsqu’il lui adressera la parole. Vois d’ici sa tête !!! Moi j’ai bien peur que cette petite supercherie ne soit pas de son goût. Je lui ai dit. Elle m’a répondu : “Ça l’amusera.”

Ce n’est toujours pas moi qui ferait cela à mon Loul. J’ai trop confiance en lui pour faire ça.

Là-dessus petit chéri, je te quitte pour aller faire mon petit marché.

En espérant que tu es toujours en bonne santé, je t’envoie mon Loul Aimé une corbeille de bien douces cerises de ta gosse qui t’aime à la folie,

Mino

PS : Quel joli griffonnage que cette lettre. On voit que c’est un bébé qui écrit !!!

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