Cauchemar épouvantable

Le 20 Octobre 1917

Petit Loul Aimé,

J’ai reçu hier au soir ta mignonne lettre du 18. Pauvre Loul chéri, je t’ai fait encore enrager, mais cette fois-ci, ce n’est pas de ma faute, mais de celle de Nounou. Je te dirais que je n’avais pas attaché beaucoup d’importance à ce qu’elle m’avait dit, je sais très bien que tu ne peux m’en vouloir. Ça n’empêche pas que j’aurais bien voulu être près de toi pour avoir une grosse claque, je suis tellement certaine qu’elle aurait été changée en grosse cerise ! Hein, mon petit poupon !!! Même en plusieurs ? Je n’oublierai pas de t’y faire repenser afin d’avoir cette si agréable punition. Je te vois lisant ces lignes, tu vas dire en toi-même : “Quelle sale gosse !” Est-ce que je me trompe, mon tout petiot ?

Cette nuit, j’ai fait un cauchemar épouvantable qui m’a réveillé en sursaut et qui m’a empêché de me rendormir. Nous étions ensemble en Angleterre, où tu étais interprète (c’était en guerre). Nous étions parfaitement heureux. Nous avions un appartement superbe dans un grand hôtel. Tu ne faisais presque rien de la journée, juste 1h ou 2 où tu étais occupé, le reste du temps, nous le passions dans notre si joli appartement. Tu vois d’ici comme je devais te faire enrager.

Jusqu’à là, ça allait très bien, mais voilà qu’un beau jour, un officier anglais vient te trouver et reste assez longtemps avec toi. Tu avais une triste figue à son départ, aussi je te demande ce qu’il t’avait dit, tu ne voulais pas me répondre et tu m’embrassais tout le temps. Je trouvais ça louche.

Tu me dis : “Habille-toi, nous allons sortir, met tout ce que tu as de plus beau.” Je suis tes conseils, et nous voilà partis. C’étais le soir, nous arrivons sur une grande place où il y avait beaucoup de monde réuni. Tu m’embrasses encore une fois, plus tendrement encore et tu me dis : “Surtout, petite chérie, aie beaucoup de courage, sois bien sage, ne remue pas et écoute bien ce que je vais dire à ces gens, c’est terrible et malheureusement je n’y peux rien. Regarde-moi tout le temps et reste le plus près possible de moi.”

Je me demandais vraiment qu’est qu’il y avait, pour que tu t’exprimes ainsi. Là-dessus, tu te mets à fendre la foule et à dire : “Mes amis, si l’autorité militaire vous a ordonné de vous réunir ici, c’est pour une raison très sérieuse que je ne puis vous dire. Soyez calme et montrez-vous courageux. Vous allez vous étendre par terre et attendre l’heure fatale.”

Voilà tout le monde couché par terre. Je me glisse et je viens m’étendre tout près de toi. Là-dessus, tu me dis : “Non, mets-toi plus loin, je manquerai de courage si je te sens tout à côté de moi, tu ne peux me comprendre, pauvre petit Mino.” Au même moment, de vives lumières descendent du ciel, c’étaient des énormes Zeppelins qui venaient bombarder la ville. Les détonations venaient de tous côtés, c’était terrible. Nous regardions bien tristement, croyant bien notre dernière heure arrivée.

→ Bombardements sur Londres

Enfin, au bout d’un certain temps, tu te dresses et tu cries : “Sauvez-vous, maintenant, tout danger est écarté.” Tout le monde se précipite, me bouscule et me sépare de toi. Je me trouve entraînée et je ne te vois plus. Je me mets à pousser des cris : “Loul, mon petit Loul, viens, je suis là. Réponds-moi, je t’en supplie.” Toujours pas de réponse. Alors les cheveux au vent, je me mets à courir droit devant moi, riant aux éclats et pleurant en même temps, j’étais devenue folle. C’est un policeman, en m’arrêtant par le bras dans ma course, qui m’a réveillé.

Ça m’avait tellement fait peur que je n’ai pu me rendormir. Comme tu vois, dans mes rêves, j’ai de l’imagination. Mon histoire va certainement t’amuser, c’est pour ça que je te l’ai raconté.

J’espère que cette nuit, je serai plus calme.

J’ai été ce matin porter ton briquet à la Samar’. On ne sait pas s’il pourra être arrangé. On me demande jusqu’au 30 Novembre, c’est pas tout de suite. Je l’ai quand même laissé.

Je ne suis toujours pas plus avancée qu’hier, j’attends un moment propice pour en parler à mon père.

Et ce vilain mal de gorge, j’espère qu’il est parti.

En attendant ma mignonne lettre ce soir, je t’envoie mon adoré une corbeille de grosses cerises de ton bébé qui te chérit bien tendrement,

Mino

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