Je ne tarderai pas à me faner

Le 17 février 1917

Mon petit chéri,

Voici deux jours que je ne t’écrivais plus. Comme je savais que tu te déplaçais, je croyais quelquefois que ton adresse serait changée. Hier, j’ai reçu ton gentil mot de Châlons où tu me mets toujours même adresse. Aussi je m’empresse de te récrire.

C’est ennuyeux que tu fasses des vols de nuits. Est-ce pour le bombardement ? Ou toujours pour le réglage d’artillerie ? Moi qui était si contente de te savoir bien installé à Bar. Je croyais que ça durerait toujours comme ça.

Je relis encore ta gentille lettre du 14. Je l’ai pourtant lu bien des fois depuis avant hier. Elle est si mignonne que j’ai du plaisir à la graver dans mon coeur. J’ai tant besoin que l’on me console en ce moment. Si tu savais mon pauvre chéri, tout ce que j’ai encore entendu depuis deux jours. Ce n’est pas histoire de me plaindre, mais c’est incroyable. Je crois franchement que mon père est malade et que c’est le mal qui lui fait dire de si vilaines choses.

Il m’a dit (mon pauvre Lou, je n’ose le répéter, tant c’est contraire à la vérité) que tu te moquais de moi. Pauvre Lou chéri, toi qui m’aime tant !!! Soi-disant que lorsque je cause, tu me regardes d’un air narquois qui veut dire “si tu savais comme je me moque de toi”. Et puis il n’y a pas que toi. Tout le monde chez toi se moque de moi. Si c’est possible de parler pareillement. Tes parents qui sont si gentils envers moi. Et puis il m’a dit que je verrai, mais un peu tard que tout le monde s’était moqué de moi, car je ne me marierai peut-être jamais avec toi. Et toutes sortes de choses dans ce genre-là.

Il n’y a rien à dire, il faut tout écouter. Mon pauvre Lou, comme je voudrais que cette maudite guerre prenne fin au plus tôt car franchement, ce n’est plus une vie. Je pleure constamment, j’ai une tête défigurée. Je n’ai plus aucun goût à m’habiller, je ne sors plus et mange très mal. Je me dis qu’à ce régime-là, je ne tarderai pas à me faner et que lorsque tu reviendras, j’aurai l’air d’une vieille femme à coté de toi.

Aussi, hier soir, j’ai pris une grande résolution. Cette vie ne peut pas durer, ainsi j’ai eu un entretien avec mon père et je lui ai demandé ce que tout cela signifiait et à quoi il veut en venir avec toutes ces paroles venimeuses. Je me suis fait violence, car après tout ce qu’il m’avait dit, je m’étais bien jurée de ne plus lui adresser la parole. J’avais réfléchi auparavant ce que tu me conseillerais si tu étais là. Tu m’aurais certainement dit qu’il ne fallait pas croire tout ce qu’il me dit et de ne pas lui faire la tête, ensuite que malgré tout je devais patienter, qu’il viendrait bien un jour où je serai avec toi. Aussi, après avoir réfléchi à tout ceci, j’ai causé à mon père. Il a été ni aimable, ni pas aimable. Enfin après m’avoir démenti que tu t’étais moqué de moi, il ne s’est apitoyé sur ton sort. Enfin, un tas de bêtises qui montrent bien comme il est original.

Ce que je cherchais, c’était surtout la paix et la tranquillité pour quelques temps, j’espère l’avoir obtenu, ce n’est pas sûr, mais pour le moment, il y a un mieux. Il faut dire sans me faire de compliments que j’en mets beaucoup du mien.

Dans tout ceci, je ne vois qu’une chose, arriver à la fin de la guerre sans ennuis.

En pensant à toi, je fais des sacrifices que je ne ferais certainement pas si je ne t’avais pas. D’ailleurs, c’est simple, je ne t’aurai pas, je me serais déjà suicidé ou j’aurais quitté la maison pour travailler pour moi. Ai-je bien fait ? Me donnes-tu raison ?

Tu m’excuseras, je ne peux écrire, j’ai une poupée à un doigt qui me gêne beaucoup à la main droite. Je me suis écorchée. A l’autre main pour pas faire de jalouse, je me suis brulée. Enfin, ce sont des détails. Ce qu’il y a d’intéressant, c’est que depuis ce matin le gaz est revenu et il ne fait presque plus froid. Espérons que tout marchera bien maintenant.

Je termine ce griffonnage, la place me manque.

En espérant que ta santé est toujours bonne, je t’envoie mon Lou Adoré une foule de doux baisers de ta petite

Mino

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